SUR MALRAUX SUR MALRAUX, d’ émile BIASINI, Odile Jacob, 1999
 
 
Emile Biasini a été chargé le 1er janvier 1960 de l’action culturelle - c’est-à-dire notamment de la création des maisons de la culture - par le ministre des Affaires culturelles André Malraux. Ses fonctions cessèrent fin 1966 par une révocation du Directeur du Théâtre, de la Musique et de l’Action culturelle qu’il était alors, suivie par la démission par solidarité de Gaëtan Picon, Directeur des Arts et des Lettres. L’origine de cette mise à l’écart est dans la nomination du responsable de la Direction de la Musique en cours de création, poste que Biasini et Picon avaient envisagé pour Pierre Boulez, et que le ministre a attribué à Marcel Landowski. Emile Biasini ne s’attarde pas dans son livre sur ce qu’il appelle une « crise », à laquelle il a déjà fait allusion ailleurs (Grands Travaux. De l’Afrique au Louvre, Odile Jacob, 1995, et dans Les Affaires culturelles au temps d’André Malraux, 1959-1969, La Documentation française, 1996). Pour en connaître les détails il faut lire par exemple Jésus Aguila (Le Domaine musical, Fayard, 1992), lequel a interrogé Pierre Boulez en juillet 1988 sur l'importance qu'il avait accordée aux pro­messes que lui avait faites André Malraux en 1959 lors d'une rencontre au théâtre de l’Odéon. La réponse (p. 119) : « Malraux était un parleur; j'ai cru à moitié; il parlait, parlait, s'écoutait parler et, au fond, il n'y avait aucune action. Au début, on essaye d'y croire, et puis très vite, on voit que rien ne vient. Dès que l'on demande une sub­vention : " ah, mais cela c'est très difficile ", etc. En 1959-1960, j'ai tout de suite compris qu'il ne fallait pas compter sur lui du tout. »
Autre document, l’échange de courrier en 1966 entre Malraux et Boulez, lequel reçut en août à Bayreuth une lettre dont voici la teneur et celle de sa réponse (p. 121) :
 
Monsieur,
A mon retour on me remet une lettre de vous datée de fin avril et vos articles.
Le ton des derniers me dispense de répondre à la première.
Bien à vous.
André Malraux
 
Monsieur,
La lâcheté dispense toujours de répondre, surtout lorsque le retard et la négligence l'ont précédée, voire préparée.
Bien à vous.
Pierre Boulez
 
Emile Biasini, dans son livre Sur Malraux, attribue la rupture aux manœuvres de membres du cabinet, au premier rang desquels Albert Beuret, Chef de Cabinet, dont il fait un portrait pittoresque, ainsi que des deux autres affidés de Malraux, Marcel Brandin et Louis Chevasson (pp. 55 à 58). Il raconte qu’il a partagé un temps le bureau de ce dernier, qui venait au ministère de 9 à 12 pour lire Le Figaro, et de 14 à 17 pour lire Le Monde.
Ces portraits figurent dans la première partie titrée André Malraux que j’ai connu. C’est bien entendu la plus intéressante. Par exemple, le récit de l’évolution du projet de centre culturel à Ndjamena (ex-Fort-Lamy), sur des plans du Corbusier, est amusant : le projet a avorté parce que Malraux l’a fait accepter en Conseil des ministres en prenant les francs CFA pour des francs métropolitains, lesquels valaient un demi-franc CFA. Par orgueil il refusa de demander au ministre des finances le doublement du budget !
Les conclusions tirées sont claires :
p. 21 : « Si je n’ai pas pu conserver de la considération pour l’homme, je continue d’admirer son parcours. »
p. 51 : « Il me paraît aujourd’hui incontestable qu’il n’a pas été le réel ministre de ces affaires [culturelles] dans la mesure où une responsabilité pratique de ce niveau implique une volonté de service public et la prise en compte d’intérêts qui dépassent la personne. »
Et il adhère au commentaire de Pierre Cabanne (Le Pouvoir culturel sous la Vème République, Olivier Orban, 1981) qu’il cite : « … ses contradictions, ses sautes d’humeurs, ses paradoxes, sa versatilité, son incapacité à mener à terme une initiative… »
 
Dans une deuxième partie titrée Celui que je ne connaissais pas il cherche dans la vie de son ministre des raisons à son comportement. Malheureusement, il a mal choisi ses sources : Gaëtan Picon, Lacouture, Lyotard, Biet-Brighelli-Rispail, eux-mêmes fourvoyés par Galante… et les erreurs se succèdent en bon ordre. Ainsi, en 1925, Malraux mène un « combat… consacré à la libération de l’Indochine colonisée » (p. 104) ; en Espagne, « le coronel André Malraux tient à prendre le commandement effectif de l’escadrille qu’il a constituée » (p. 122), « l’Espoir est une œuvre très fidèle à la réalité, haletante de vérité » (p. 123), et « l’Espoir, livre et film, [a] la valeur de documents d’une authenticité absolue » ; dans la Résistance, où il entre le 24 mai 1944 (?) (p. 130), « il s’impose comme chef incontestable de ceux qu’il a rejoints » (p. 131), il devient le « chef incontesté [des maquis de Corrèze] » et obtient « la soumission des chefs communistes du Limousin » (p. 153). L’épisode Brigade Alsace-Lorraine est mieux traité parce qu’André Chamson l’a affranchi sur son rôle réel : « J’ai constitué la brigade et Jacquot l’a fait marcher. Malraux lui a donné une âme en se mettant aux ordres de de Lattre. » (p. 132).
 
La troisième partie constitue une réflexion sur l’homme et le personnage, intitulée Comprendre André Malraux. Dans un chapitre titré Le Discours il insiste à juste titre sur l’importance primordiale qu’a eue la parole sur le parcours remarquable de Malraux : « Il a été un exceptionnel tribun : je suis convaincu que dans la liste des nombreux personnages dont il a joué le rôle dans sa vie, c’est celui du tribun qui devrait occuper la première place : la mise en forme publique du fascinant parleur qu’il a été. » Et pour lui les Antimémoires ne sont rien d’autre qu’une transcription de sa parole, « un amalgame de souvenirs de ce qu’il a fait, vu ou imaginé… » (p. 149).

Même si ce livre comporte des aspects contestables, dans sa partie biographique notamment, et bon nombre d’erreurs (pourquoi, par exemple, à quatre reprises pp. 97, 98 et 103, « Bantaï Siep » au lieu de « Banteay Srei » ?), il est un témoignage et un essai de compréhension d’André Malraux dignes d’intérêt et de considération, et sa lecture est fort recommandable.
 

Jacques Haussy © janvier 2007
 

Le compte-rendu de lecture de ce livre d'Émile Biasini a été écrit par Geoffrey T. Harris dans la revue Modern & Contemporary France (2001, 9(3), 381-418). Il a trouvé que l'ouvrage est "a bitter, sometimes vitriolic portrait", et rien dans la seconde partie biographique ne l'a choqué. Cela ne surprend pas, compte-tenu de ses propres erreurs et de l'admiration qu'il voue lui-même au grand homme national français (voir TH Harris2).

Il relève l'explication donnée par Biasini à son éviction du ministère des Affaires culturelles : "...comme beaucoup avant et après lui, il avait été victime de la «cyclothymie caractérielle» (p. 50) de Malraux, laquelle l'a conduit régulièrement, depuis les années 1920, à se défaire de ceux qui, professionnellement, ou - dans la mesure où cela fût possible - émotionnellement, étaient près de lui." Cette explication est souvent donnée, y compris dans le, par ailleurs excellent, André Malraux, le conformiste de Jacques Bonhomme (Régine Deforges, 1977 et 1986). Elle est simpliste et fausse. André Malraux ne supportait pas la moindre critique ou contradiction et n'acceptait autour de lui que des admirateurs et hagiographes dévoués. Le sort d'Émile Biasini a été scellé dès qu'il a proposé un autre nom à la Direction de la Musique que le Marcel Landowski auquel avait pensé le Ministre. De même, Paul Monin a été effacé de la mémoire de Malraux dès qu'il a émis des critiques sur son lâchage prématuré de leur journal. Mais bien des compagnons (Chevasson, Beuret...) sont restés à ses côtés pendant de longues années tant qu'ils ont été serviles et inconditionnels.

septembre 2010