Compte

Compte-rendu du congrès de Moscou à la Mutualité, reportage de PIERRE-ANTOINE COUSTEAU pour Je suis partout, novembre 1934

 

Journal-Je-suis-Partout

 

En novembre 1934 s'est tenue à la Mutualité à Paris une réunion au cours de laquelle les participants à Moscou au « Congrès des écrivains soviétiques » de la deuxième quinzaine d'août (voir TH Serge) ont fait un compte-rendu. Pierre-Antoine Cousteau (1906-1958) était présent et a rédigé pour son journal Je suis partout un article titré Les camarades Gide et Malraux parlent du paradis aux opprimés, reproduit sur le site gidiana.net à l'adresse http://www.gidiana.net/articles/GideDetail1917.66.htm article dont voici un extrait relatif à Malraux.

Il est inutile de présenter P.-A. Cousteau et Je suis partout qui font l'objet de notices fort bien documentées sur Internet, notamment sur Wikipedia. On comprendra qui est Cousteau en disant par exemple qu'il présente dans cet article Ilya Ehrenbourg comme « un sémite ventru et arrogant »...

 

Enfin, voici la vedette, la grande vedette, M. André Malraux en personne. C'est vraiment l'enfant chéri des révolutionnaires, si l'on en juge par la fureur des bravos. Il est beau, jeune, svelte et photogénique comme Jacques Catelin. Ses longs cheveux noirs s'ornent sous les projecteurs de reflets fauves. Son élocution est impeccable, son verbe chaud et prenant. Parmi, les mauvais bergers de cette soirée je lui décerne sans hésiter le titre d’ « ennemi public n°1 ». D'abord parce qu'il a beaucoup de talent et ensuite parce qu'il est de mauvaise foi, et cela de façon éclatante.

Les sophismes les plus absurdes prennent dans sa bouche des accents de vérité qui risquent d'égarer jusqu'aux plus avertis. Je relis sur mon carnet cette phrase notée au vol :

« Il n’y a pas d'écrivains contre-révolutionnaires en U.R.S.S., nous dit-on ? Ce n’est pas parce qu’on leur interdit de l’être au point de vue légal mais parce qu’ils ne peuvent pas l’être au point de vue artistique. »

Ce n'est pas seulement idiot, c'est aussi complètement faux, il n'y a pas de littérature d'opposition en U.R.S.S. parce que le Guépéou ne la tolérerait pas, et le Guépéou se moque bien des valeurs artistiques. Il n'empêche que cette monstruosité, étayée par l'éloquence de M. André Malraux, a galvanisé 3 500 auditeurs qui n’étaient pas tous des imbéciles.

« L'U.R.S.S. est le pays du désintéressement. Un raid d'aviation se termine chez nous par une publicité pour une marque d'huile. Voyez, au contraire, l'héroïsme des matelots du Tcheliouskine, qu'aucun vil mobile n’a poussé à sauver leurs camarades. »

L'imposture est grossière. Pourtant, personne dans la salle ne lève le doigt pour dire que les sauveteurs bretons n'espèrent pas devenir millionnaires en risquant leur vie.

Mais voici qui est infiniment plus grave. M. Malraux déclare que l'U.R.S.S. est le seul pays où la dignité de l'Homme soit l'objet de toutes les sollicitudes. Et il cite avec émotion le cas du canal de la mer Blanche, construit, après que toutes les entreprises privées eurent échoué, par des bagnards, auxquels on a ainsi donné une occasion de se racheter.

« Ils étaient 200 000. Ils sont partis. Ils ont vaincu. » (Tonnerre d’applaudissements.)

Cette impudente affirmation relève tout simplement de la malhonnêteté intellectuelle. M. Malraux est trop averti des choses de l’U.R.S.S pour ignorer l’histoire du canal de la mer Blanche. Il pouvait sans danger vanter certaines réalisations sociales soviétiques qui sont affaire d'opinion, mais ce canal ! Et le donner en exemple ! Deux cent mille pauvres diables, recrutés par le Guépéou, directeur officiel de l'entreprise, dans les prisons et ailleurs, envoyés dans les solitudes arctiques, décimés par le typhus et le scorbut, raclaient le sol gelé pour ne pas mourir sous le knout ! C’est cela la dignité humaine, la régénération ? Mais alors, les pharaons, qui édifièrent les pyramides sur le sang des fellahs, sont les devanciers de Staline, les libérateurs d’une humanité souffrante. Seulement, M. Malraux, qui certainement sait tout cela, dit exactement le contraire. Au nom de cette vérité qui se confond avec la cause de la révolution.

 

 

Juin 2007