Le POUVOIR CULTUREL sous la Ve République

LE POUVOIR CULTUREL sous la Ve République, de Pierre CABANNE, Olivier Orban, 1981

 

Pierre Cabanne, né en 1921, est mort à Meudon le 24 janvier dernier, c'est-à-dire le même jour qu'un fort médiatique politicien, académicien et coureur d'océans qui lui a volé la vedette ce jour-là. Il était pourtant un « critique et historien internationalement reconnu du monde de l'art », qui « avait l'art de rendre l'art simple, accessible à tous, avec une écriture directe, sans prétention, sans parti pris esthétique » (ces citations sont extraites de l'article du Figaro du 26 signé Béatrice de Rochebouet). Il est l'auteur de nombreux ouvrages – la BnF recense 154 notices sous son nom – dont celui-ci, qui est une histoire et une analyse du pouvoir culturel de l'État jusqu'en 1981, en même temps qu'un témoignage : Pierre Cabanne a été un acteur de la vie artistique française, voire mondiale. Il n'était pas un adversaire de Malraux, qu'il trouvait « mystérieux et fascinant », et La Condition humaine « un livre superbe » (p. 15). Ses critiques sur le Ministre des Affaires culturelles du Général de Gaulle n'en ont que plus de poids. Elles doivent être très désagréables à lire par les admirateurs du Grand Homme. Qu'on en juge avec les quelques extraits suivants :

Les idées de Malraux ministre sur l'action culturelle étaient, en gros, celles héritées du Front populaire, plus la grandeur de la France...

Il fut le plus déconcertant et, compte tenu de ce qu'il aurait pu faire, le moins efficace des ministres, jusqu'à ce que la maladie et les déceptions en fissent le plus lointain. Rien ne prédisposait, sinon une tardive ambition politique, ce héros d'un destin pour le moins paradoxal à résoudre les problèmes complexes d'une action culturelle neuve dans un monde en bouillonnement constant. (p. 33)

 

L'indifférence à l'égard de son action du chef de l'État, dont l'admiration pour son ministre ne se démentira pourtant jamais, celle tout aussi surprenante de Georges Pompidou... ont de quoi étonner. Même si l'on considère qu'il y avait des problèmes plus sérieux à résoudre, à commencer par l'Algérie.

Mais le comportement de l'écrivain-ministre y était peut-être pour quelque chose; combien de fois celui-ci lancera des idées, entreprendra leur réalisation, engagera le combat pour les mener à terme, puis abandonnera, souvent sans raison, se déchargeant de ses responsabilités sur un collaborateur qui, sachant l'attitude versatile et l'absence d'esprit de suite de son supérieur, laissera tomber à son tour. La réflexion, citée par Jean Lacouture, d'un magistrat de la Cour des comptes, est troublante : « Ces projets sont bons, mais pour que nous vous suivions il faudrait que votre dossier soit fermement plaidé en haut lieu ! »

Là où Lacouture parle de « timidité », ne peut-on invoquer une carence caractérielle ? Elle fut, à maintes reprises, fort préjudiciable à l'action culturelle engagée à son de trompe. (pp. 35-36)

 

A ce passé, Malraux reste obstinément fidèle. « Est-ce que vous n'excluez pas l'art moderne ? » lui demande en 1968, à propos des activités de son ministère, un journaliste du Spiegel; il répond : « Je ne le crois absolument pas. Nous avons organisé en province des expositions de tableaux abstraits. » En 1968 l'abstraction ne faisait plus partie de la modernité, et une telle réponse montre à quel point le ministre restait totalement déphasé par rapport à la création présente. M. Cornu avait confié un plafond du Louvre à Braque, Malraux donne celui de l'Opéra à Chagall et celui de l'Odéon à Masson; où est le changement ?

N'oublions pas — mais à ce moment-là il n'était plus ministre — la découverte qu'il fit d'un peintre dont il reçut, avec la violence de la foudre, la révélation de l'œuvre, « majeure pour l'art », et sur lequel il écrivit des pages exaltées où il louait « la force du tracé viril de sa peinture, son dynamisme cosmique ». « Comme Goya, comme Delacroix, elle tire son génie de sa présence dans la toile. » On aura reconnu Mme Ludmilla Tchérina. (p. 48)

 

[Il] déclare : «J'ai suffisamment de problèmes à résoudre. Pas question que je m'occupe de la Télévision. » On verra plus loin qu'à l'époque où il prononçait cette phrase il s'attaquait, à son de trompe et l'épée haute, à des urgences aussi indiscutables que la nomination d'un nouvel administrateur à la Comédie-Française, le ravalement des façades parisiennes et la pose de la première pierre de la maison de la Culture française à Lima.

« J'ai quand même d'autres choses à faire, figurez-vous, que de m'occuper des charmants rigolos de Lectures pour tous », déclare-t-il également à André Brincourt lors d'un déjeuner avec le directeur du Figaro, Pierre Brisson. Boutade ? Peut-être pas, car l'avenir démontrera que le ministre, dont nous savons qu'il ne peut s'occuper que d'un seul problème à la fois, aura toujours « d'autres choses à faire » quand on lui posera des questions précises sur sa politique et sur son action. Mais qu'il ait choisi de tourner en dérision une émission littéraire de qualité, et non l'un des pitoyables spectacles de « variétés », ou les feuilletons débiles qu'offrait alors la Télévision (et qu'elle offre toujours d'ailleurs), montre bien que ce qui dérangeait André Malraux n'était pas que celle-ci fût en grande partie stupide, mais qu'une des rares émissions qui ne l'était pas lui échappât.

Donc, on s'en occuperait un jour; la bêtise, en revanche, on ne s'en occupe pas. (p. 59)

 

Dans son ouvrage biographique sur Malraux, Jean Lacouture ne consacre que neuf pages, déçues mais polies — sur quatre cent vingt — à son action ministérielle. Autre biographe, Robert Payne insiste surtout sur les rapports du ministre et de De Gaulle pendant cette période. Dans Portrait de l'aventurier, Roger Stéphane n'accorde à Malraux ministre que six lignes, dont la moitié entre parenthèses. Affirmant que nul ne conteste cette action, il cite « Paris restauré » (sic) et « surtout » les maisons de la Culture. Les commentateurs se sont, depuis que le ministre-écrivain a quitté son poste, montrés plus prolixes, et parfois mordants quoique souvent injustes. Il peut paraître trop facile d'accabler un homme qui, sans la moindre expérience administrative et politique, incapable d'étudier sérieusement un dossier, n'a cessé de se battre contre les « bureaux », de défendre un budget de misère, et tenté de faire de grandes choses, ou plus fréquemment de les rêver, avec des moyens dérisoires. Et fort peu d'encouragements des autres ministères, voire même de l'Elysée.

Pour qui a vu le Malraux euphorique des promesses enivrantes de l'été 1959, et dix ans après, dix ans d'humiliations, d'échecs ou de rapiéçages, l'homme malade et désabusé de l'après-Mai 68, aux portes d'une retraite de notable à peine troublée par le sursaut de l'engagement raté au Bengla Desh, quelle chute, et sans doute aussi quel calvaire ! (p. 61)

 

Sa sollicitude — au demeurant négative — à l'égard de Paris n'alla malheureusement pas jusqu'à empêcher, ou limiter, les effarantes entreprises dites urbanistiques qui étaient en train de saccager la capitale. En quelques années le Paris d'hier, attachant et souvent pittoresque, se transforma en Paris de béton d'une laideur offensante dans sa terrifiante médiocrité. Malraux n'a rien vu, ou rien voulu voir, n'écoutant ni les campagnes de protestation, ni les associations de sauvegarde, totalement indifférent en outre, par principe, aux magouilles que cachaient ces énormes chantiers. Il est vrai que les monuments impérissables l'intéressaient plus que les populations et leurs problèmes, jugés mineurs...

Le faubourg Saint-Germain était entièrement classé, du moins dans sa partie historique; cela n'empêcha pas le Crédit national, organisme d'État, de faire démolir, à quelques mètres de la direction des Arts et Lettres, rue Saint-Dominique, malgré l'interdiction des services des Affaires culturelles, le superbe hôtel de La Roche-Aymon, l'un des plus beaux témoignages du XVIIIe. Les exemples de ce genre abondent, hélas ! (pp. 65-66)

 

Tel fut Malraux face aux étonnants et déconcertants happenings de mai. Comment le juger ? Avec sévérité à l'égard du ministre dont l'attitude révolte par sa légèreté, son incohérence et ses palinodies ? Avec mansuétude vis-à-vis de l'homme déchiré, hanté par le naufrage de la maladie et de la vieillesse, inutile sous les plafonds dorés, entre les flatteurs et les huissiers à chaîne. (p. 233)

Le 23 novembre 1976 André Malraux mourait à l'hôpital de Créteil; on lui fit des funérailles solennelles dans la cour du Louvre, où le corps absent était remplacé par un chat de bois saïte dans une cage de verre. M. Barre prononça un discours de professeur; du côté des adulateurs, la flagornerie mortuaire atteignit des sommets qui eussent sans doute gêné celui qui demeurera dans les mémoires comme l'incarnation d'un mythe : le Verbe au service des rêves. (p. 316)

mars 2007