Chardonne

CORRESPONDANCE DE JACQUES CHARDONNE


Correspondance Morand/Chardonne :

La publication en 2013 chez Gallimard de la correspondance entre Paul Morand et Jacques Chardonne était un évènement très attendu, selon le préfacier Michel Déon. Elle se présente sous la forme de deux ouvrages énormes - plus de 2200 pages au total et un poids de 2800 g (dans l’édition reliée pour bibliothèques de prêt) - qui contiennent 1654 lettres échangées entre 1949 et 1960. Un index fort commode des noms de personnes citées relève la présence du nom d’André Malraux dans 76 lettres. Les extraits qui vont suivre, issus d'une demi-douzaine de lettres seulement, ne sont donc que des échantillons (les notes sont de Philippe Delpuech). La publication exhaustive de toutes les citations sur Malraux serait évidemment bienvenue et très utile.

À la suite sont ajoutés les extraits de la correspondance de Jacques Chardonne avec Roger Nimier, ainsi qu’un extrait d’une lettre à Dominique Aury.


1er juin 1957. Morand :

J'ai lu cette nuit le Portrait de l'aventurier de R. Stéphane*. C'est confus, idéologique, mais intéressant. Dans la bibliographie annexe, Ernst von Salomon n'est cité qu'avec la date de traduction en français (1931) des Réprouvés**. Or, j'ai l'impression que tout Malraux sort de ce livre, écrit en 24 et 26 dans les forteresses de Rockenberg et Strézan où, avant d'être libéré en 28, Ernst von S. était en prison. Avant cette date Malraux n'avait donné que du farfelu ; ce n'est qu'en 28 que commencent les romans. Les Conquérants*** sortent 3 ou 4 ans après Les Réprouvés.

* Roger Stéphane, Portrait de l'aventurier. T.E. Lawrence, Malraux, von Salomon, précédé d'une étude de Jean-Paul Sartre, Éd. du Sagittaire, 1950.

** L'ouvrage, qui couvrait la période 1918-1928, avait été publié en allemand en 1930.

*** Les Conquérants furent d'abord publiés en cinq livraisons dans La Nouvelle Revue française (1er mars au 1er juillet 1928) et en volume, aux Éd. Grasset, dans la collection « Les Cahiers verts », en 1928.


30 juillet 1957. Morand :

Malraux et autres matamores, au lieu d'aller aboyer aux chausses des Allemands, après avoir attendu qu'ils soient un contre cinq, en 1944, feraient bien mieux de méditer sur la Chine où, d'après ce qu'il me raconta en 1925, à Saigon, ledit Malraux préparait, sous les ordres de Borodine, la révolution contre les Européens.


4 août 1957. Morand :

Cher Chardonne. Très intéressante l'interview de Silone dans l'avant-dernier Express. Il cite une phrase de Malraux (prise dans Les Conquérants) révélatrice : " Il avait pris l'habitude de jouer un certain rôle et il aimait son rôle plus que la cause au nom de laquelle il luttait. " Malraux est le mythomane type ; son vrai rôle c'est le mythe. Nier son mythe, c'est l'anéantir, lui.


23 octobre 1957. Chardonne :

Laurent est reparu ce matin dans Arts (à propos de Camus) et je lui écris pour le mot virtuose qu'il applique à Malraux. Virtuose de sa vie (c'est-à-dire aventurier, farceur) je veux bien. Mais nullement virtuose de la plume (infirme plutôt). Un virtuose en littérature, c'est merveilleux, c'est très rare, c'est Morand. Bonne petite leçon, avec référence à l'appui.


13 janvier 1958. Morand :

Je viens de finir Le Musée inimaginable de Georges Duthuit, qui est un lourd libelle contre Malraux ; un pamphlet chez Fasquelle eût été plus amusant. Malraux est le mythomane-né où une époque de mensonge a immédiatement reconnu son maître. Sur un bagage qui me rappelle l'ennuyeux Elie Faure des années 20, procédant par affirmations sévères, amères, péremptoires, et toujours définitives, servi par son torrent verbal, victime d'un totalitarisme intellectuel comme on en vit il y a 20 ans, ne citant jamais ses sources, d'un lyrisme imprécis, maniant des documents innombrables et des faits souvent controversés, utilisant (très habilement synthétique) d'obscurs travaux de spécialistes, doublant chaque aventure d'une large marge naturellement bénéficiaire (le Cambodge pour les antiquaires, le Gandhara pour une galerie new-yorkaise, Saba pour les journaux, la guerre d'Espagne pour le P.C., la guerre d'Alsace pour le parti gaulliste, les livres d'art pour Skira et la N.R.F.), il aura joué et gagné à tous les coups, étant à gauche, dans une position idéale, rêvée de tous les bourgeois, celle de communiste repenti (marche inverse de Drieu), après avoir, dans ses romans, mis Ernst von Salomon en français, comme je vous l'ai dit jadis. Malraux est assuré de l'amour des intellectuels rive-gauche, en même temps que de la reconnaissance des conservateurs de musée les plus défiants. Dans 30 ans, de cette pyramidale construction mythique et farfelue, il ne restera que les photos, ces fameuses reproductions dont chacune appauvrit l'oeuvre initiale. Le Musée imaginaire ressemblera à ces musées américains de l’Ouest, pleins de faux, mais traversés par une allée centrale qui permet, en n’y regardant pas de près, de parcourir les siècles sans descendre de voiture, comme on mange un sandwich dans les motels.


1er novembre 1962. Chardonne :

J'ai toujours détesté Malraux : son visage puéril de femme nerveuse, son style, son esbroufe ; un aventurier (il est bien arrangé dans Minute* de ce jour). J'ai connu Malraux quand il avait 23 ans. Je me dis souvent : sûrement, de Gaulle se trompe quelquefois ; mais je suis incapable de dire, sur ce point, il se trompe sûrement. Cela me surpasse. Sur Malraux, aucun doute, il se trompe.

* « Bécaud a fait rêver Malraux », Minute, 26 octobre 1962.



Correspondance Chardonne/Nimier :

7 juin 1950. Chardonne :

L'article de Claude Mauriac sur Malraux me donne la migraine. J'ai connu Malraux quand il avait quinze ans, dans de beaux habits éblouissant Arland (alors troupier). Je ne l'ai pas revu. À présent, je le trouve vulgaire. Au temps de Paul Adam, ce remueur de foule et d'idées, qui écrivait en jargon, personne ne s'est trompé sur lui. On n'a pas l'air de soupçonner aujourd'hui que Malraux écrit en galimatias. Sur la condition humaine, tout a été dit depuis des millénaires. C'est grossier d'insister là-dessus. Ce qui est neuf, toujours, c'est l’art de vivre; et l'art d'écrire. Et l'art de mourir sans phrase. Épicure.


16 décembre 1952. Chardonne :

Fauconnier a eu le prix Goncourt avec MALAISIE contre Malraux (LA VOIX ROYALE) qui déjà écrivait en charabia. Mais Malraux a continué et Fauconnier s'est arrêté. Le principal pour un écrivain, c'est de continuer; s'il parvient à être centenaire, ce sera quelqu'un.


8 janvier 1953. Chardonne :

J'ai dit à Arland, dans votre N.R.F. il y a trop de chinois-casse-tête; trop d'auteurs guindés dans les « notes ». Blanchot est impossible; S. J. Perse, passe encore; ce sont des vers; cela ne me regarde pas. Malraux, c'est plus grave, j'ai essayé de le lire, et je me suis fâché. Je ne veux pas faire son travail. Qu'il débrouille sa pensée avant de la dire; et il la dira mieux et plus vite. Le temps presse.


20 octobre 1953. Nimier :

Je ne pense pas que Malraux soit la crotte et la bêtise. Mais je pense, en même temps, qu'il ne faut pas s'en prendre uniquement aux personnages déconsidérés (Duhamel) ou falots (Blanchot). Malraux est devenu une statue. Alors tout change.


17 janvier 1955. Chardonne :

...lisez donc le Mac Orlan. J'ai toujours trouvé qu'il écrivait aussi mal que Malraux; d'une façon plus enfantine encore, et ridicule. Lisez donc, lentement; et jugez mon jugement.


20 avril 1956. Chardonne :

Devant Malraux, on se prosterne avec un tremblement de vénération. Malraux qui commence son prétentieux charabia par ces mots : « La gloire de Rembrandt est la plus invulnérable » (comme s'il y avait du plus ou du moins dans invulnérable). Il est brouillé avec le français.


21 juin 1957. Chardonne :

L'Express reproche à Ikor de ne pas aimer la littérature (on n'attendait pas cette révolte de L'Express, car Ikor s'en tient à Zola, du Gard, Romains, etc., et vomit le reste. Mais Zola et Romains, c'est de la littérature. — Pour L'Express, non. La littérature c'est Malraux, etc. Justement, Malraux et les trois quarts de la N.R.F. c'est de la mauvaise littérature.


29 juillet 1957. Chardonne :

La philosophie apocalyptique et funambulesque de Malraux supposait un très grand écrivain, qui fait tout passer. Au moins Bernanos. Justement, ce n'est pas un écrivain.


14 janvier 1959. Nimier :

Malraux (Psychologie de l'art) exprime des choses assez carrées, qu'il barbouille d'amphigouri.


23 septembre 1959. Chardonne :

Parinaud ne lisant rien, admire Malraux ; c'est naturel. Il ne faut pas lire Malraux, si on veut le célébrer. Ce n'est pas un bon écrivain. On le sait. Lui-même n'a aucune prétention sur ce point.

Il s'est donné comme modèle Lawrence d'Arabie ; et a tout pris chez lui. Mais il n'a été qu'un aventurier. Même pas soldat (au moins, en 14, Jünger, Colonel, a eu la croix de fer). À peine figurant en Espagne, et en 44, quand on se battait, 5 contre 1, devant des Allemands fuyards. — Dans la révolution de Chine, où il prétend avoir soutenu les communistes, on n'a jamais su où il se trouvait, pour ce beau travail. Dans l'ordre de l'action, je ne vois chez lui qu'un haut fait : il a été, chez Gallimard, bon chef de fabrication pour les livres de luxe illustrés.

C'est tout bonnement un romantique. Ils sont plusieurs, dans ce genre; à une époque de crépuscule, quand un monde finit, et que l'avenir est noir (je veux dire impénétrable). Dire pourquoi le romantique (en général des bafouilleurs qui écrivent très mal) m'est odieux (une lâche folie), cela serait trop long.


mi-août 1961. Nimier :

Quand j'avais vingt ans, j'avais lu tous les livres de Drieu. Je l'aimais beaucoup. Je trouvais ses romans mauvais, ses idées politiques confuses. Maintenant, je suis fou de joie devant son intelligence et même sa tendresse. Montherlant, Malraux, Mauriac font une toute petite figure à côté.


Lettre de Jacques Chardonne à Dominique Aury (1953) :

Je relis Malraux. C'est un écrivain détestable. Il a tous les défauts.



Jacques Haussy, novembre 2017