Ritz

PARIS NE FINIT JAMAIS, par Enrique Vila-Matas (Christian Bourgois, 2004, 2012 pour la traduction française).





Carlos Baker, le biographe d'Ernest Hemingway, rapporte que celui-ci faisait toujours un grand succès en société avec le récit de sa libération du bar du Ritz en août 1944 et sa rencontre avec André Malraux à cette occasion. L'histoire n'est pas reproduite et exposée de la même façon selon que le narrateur a de la sympathie pour l'un ou l'autre des protagonistes. Jean Lacouture, par exemple, qui pense que "les actes d'André Malraux ne relèvent pas tous du théâtre d'ombres ou de l'épreuve de virilité qui obsède Hemingway ou Montherlant", n'en a pas la même représentation qu'Enrique Vila-Matas dans l'extrait qui suit de Paris ne finit jamais :


La légende dit que Hemingway, armé d'une mitraillette et accompagné d'un groupe de la Résistance française, le 25 août 1944, après quatre longues années d'occupation allemande, précéda de quelques heures l'entrée des Alliés dans Paris et libéra le bar du Ritz, le célèbre Petit Bar de la rue Cambon. Pour être plus précis, la légende dit que Hemingway libéra les caves de l'hôtel. Puis, il y prit une suite* et, dans une brume presque permanente due au cognac et au champagne, il s’apprêta à recevoir amis ou simples visiteurs venus le féliciter. Parmi ceux qui se présentèrent à l'hôtel, il y eut André Malraux, on ne peut plus arrogant. L’écrivain français entra dans le Ritz et y défila avec un peloton de soldats à ses ordres, transformé en parfait colonel chaussé de bottes luisantes de cavalier. On ne peut pas dire qu'il soit allé au Ritz pour féliciter qui que ce soit, et encore moins Hemingway, qui le repéra sur-le-champ et se souvint immédiatement que cet orgueilleux colonel avait pris ses distances, en 1937, avec la guerre civile espagnole pour écrire L’Espoir, le roman que quelques naïfs avaient hissé au rang de chef-d’œuvre. On vit aussitôt le colonel Malraux se vanter de son peloton de soldats et rire de la poignée d'hommes en guenilles qui étaient aux ordres de Hemingway, le libérateur du bar du Ritz.

« Quel dommage, dit Hemingway à Malraux, que nous n'ayons pas pu profiter de tes fantastiques forces quand nous avons pris Paris. » Et l'un des inconditionnels hommes en guenilles aux ordres de Hemingway murmura à l'oreille de son chef : « Papa, on peut fusiller ce con ?* »


* En français dans le texte.