Modernite

ANDRÉ MALRAUX ET LA MODERNITÉ, catalogue de l'exposition du Musée de la Vie Romantique, Paris, 20 novembre 2001-24 mars 2002, Paris Musées



Sur le chemin de Beaubourg je m'arrête toujours dans cette caverne d'Ali Baba pour les amateurs de livres qu'est Monalisait, 9 rue Saint-Martin, entre Châtelet et Hôtel de Ville, où l'on trouve des merveilles à bon prix. Cette fois, entre autres, Les Tombeaux de Guy Debord, de Jean-Marie Apostolidès (1,50 €). Et puis André Malraux et la modernité, le catalogue d'une exposition de l'hiver 2001-2002 à Paris, lequel, compte-tenu de la qualité de l'édition et des reproductions, à 7,50 € est une affaire. De retour à la maison, je m'aperçois que je l'avais déjà acheté dans un autre bac de soldeur (12 € chez L’œil Écoute, à Montparnasse - on notera la dévalorisation progressive du produit, qui fut vendu à l'origine 37,35 €). J'en avais même dit un mot ici (voir Réflexions, 11 mai 2008), mot que j'avais oublié. J'avais remarqué, dans le chapitre relatif à l'art du Pakistan-Afghanistan, l'escamotage spectaculaire du trafic d'art du Gandhara (p. 143) : « En 1930 André Malraux visite l'Afghanistan en venant de Tachkent. Fasciné par la rencontre entre l'Inde et la Grèce, il organise l'année suivante, à la Galerie de la NRF à Paris, une exposition d’œuvres " gothico-bouddhiques "... »

Cette fois, la possession involontaire de cette profusion d'exemplaires de l'ouvrage est un signe : il faut que j'en fasse un vrai compte-rendu.


Modernité et romantiques

D'abord un éclaircissement quant au terme "modernité". On sait qu'il est fait une distinction entre "art moderne" et "art contemporain", ce dernier terme désignant l'art qui, dans une période donnée, est novateur, en rupture avec l'art pratiqué jusque là. André Malraux n'a jamais fréquenté d'artistes à proprement parler "contemporains", Picasso et Dubuffet étant des cas particuliers puisqu'ils ont été singuliers et innovants toute leur vie, mais sans faire école (cubisme excepté - "L'art brut" n'est pas une école). Derain et Braque, qui furent d'avant-garde lorsqu'ils participèrent à la naissance respectivement du fauvisme et du cubisme, étaient déjà devenus des "modernes" lorsque Malraux les a rencontrés. Et les mouvements Dada et surréaliste, qui furent révolutionnaires vers ses 20 ans, ils "laiss[èr]ent le jeune homme indifférent" (Pierre Cabanne, p. 33). C'est pourquoi la formule de Bertrand Delanoë "Malraux incarne la modernité du XXème siècle", en plus de son caractère outré, paraît erronée.

Une autre formule, sous-titre de l'exposition, "Le dernier des romantiques", pose aussi question : en quoi André Malraux est-il un romantique, de surcroît le dernier ? Daniel Marchesseau, Conservateur général du Patrimoine, Directeur du musée de la Vie romantique où a lieu l'exposition, et membre du Comité d'organisation, écrit (p. 19) :

Du héros romantique, Malraux a la sensibilité nerveuse mais tenue ferme, la gravité pleine de lyrisme, l'amour du beau geste et le sens du panache [...]. Le désir ardent de se mesurer s'accompagne d'un goût de la révolte qui l'emporte souvent sur la prudence, la course aux honneurs et le souci de faire carrière.

Cette justification mérite sans conteste la qualification de "capillotractage". "Dernier romantique" selon Marchesseau, "Premier dans le siècle" selon Stéphane, "Grand Homme" selon Chirac, Superdupont selon Galante... Tous titres de gloire outranciers sinon grotesques. De plus, il faut ne pas savoir à quel point il rayonnait au sortir d'une DS officielle noire avec l'aide empressée et déférente d'un portier de chez Lasserre, pour écrire qu'il ne pratiquait pas la course aux honneurs ...

M. Marchesseau adopte d'ailleurs l'outrance, pour ne pas dire l'enflure, tout au long de ses deux articles : "Nul n'aura interrogé le mystère des oeuvres avec autant de passion", "Personne n'aura possédé aussi pleinement ce talent de sourcier...", "Rien de moins frileux, de moins attendu que cette pensée haletante et incisive...", "toute l'étincelle de l'esprit humain est là...", jusqu'à le qualifier de prophète : "Malraux n'a jamais ambitionné le statut d'historien ou de psychologue de l'art, mais plutôt la stature de prophète..."

Nous redescendons des cimes avec l'exercice littéraire de Marc Lambron basé sur l'accumulation de phrases courtes sur le schéma verbe-compléments, le plus souvent inspirées par la légende. Toutefois, ça et là une pique incongrue : "Paraître à la télévision comme un Belphégor paludique en terrorisant à jamais les petits Français des années Soixante." Ou : "Chanter La Marseillaise devant l'Arc de Triomphe en compagnie des notables de l'UNR."


Christianne Moatti

Le texte de Christiane Moatti, compte-tenu de la réputation de spécialiste de Malraux de son auteur, mérite l'attention. Il porte sur "La formation d'un grand écrivain d'art".

L'introduction déçoit puisqu'il s'agit d'une boursouflure à la Marchesseau : "Malraux, pendant les vingt-cinq premières années de sa vie d'écrivain, s'est imposé comme la plus pure incarnation moderne de l'intellectuel engagé dans l'action". La conclusion est de même : les Écrits sur l'art n'ont "d'équivalent que la construction de la «cathédrale proustienne» À la recherche du temps perdu", et "Dans ces monuments s'exprime et circule une pensée en marche, celle d'un homme qui a eu la chance, dit-il, de vivre «pendant cinquante ans dans la plus grande peinture de (s)on temps»". Rappelons à cet égard qu'en fait de "plus grande peinture de (s)on temps" il a ignoré le plus grand peintre de son temps, Henri Matisse, ainsi que "les pionniers de l'abstraction, Mondrian, Malevitch, Kandinski", Duchamp, le minimalisme, le pop art... (P. Cabanne p. 36).

Par ailleurs, Mme Moatti sait sans aucun doute dans quelles villes sont situés les musées du Prado et du Bardo, mais, malgré les relecteurs et correcteurs de son texte, on n'en lit pas moins (p. 45) que "le couple d'«esthètes errants» se rend en Tunisie (visite du Prado, de Carthage)". (Cette bourde m'a donné l'idée d'ouvrir un "Bêtisier" sur ce site).

Ces remarques préliminaires étant faites, une critique fondamentale doit être exprimée : on ne peut rien comprendre à l'intérêt précoce d'André Malraux pour l'art si l'on ne sait pas qu'il voulait en faire commerce, et qu'il y a réussi. Pascal Pia, qui est un de ceux qui l'a connu le mieux et le plus longtemps, entérine cette explication :

"Avant [La Condition humaine], je ne savais pas [qu'il ferait une grande carrière d'écrivain], parce qu'il aurait très bien pu bifurquer vers autre chose, et d'ailleurs, entre nous soit dit, si l'expédition indochinoise avait tourné normalement, comme avaient fait quantité d'importateurs d'objets d'art khmer, c'est-à-dire s'il avait rapporté ce qu'il avait pris à Banteay-Srei, il est fort possible qu'il aurait fait une toute autre carrière, parce qu'il aurait eu de l'argent et il aurait peut-être eu envie de continuer à faire cela, parce que cela lui plaisait. Nous avons connu un ancien Symboliste, qui s'appelait Charles Vignier et qui était devenu aussi commerçant. Il avait renoncé à la littérature et se consacrait uniquement au commerce de l'art. Il était marchand d'antiquités japonaises, chinoises, etc. A la vérité, La Condition humaine est née d'un contrat Grasset. Malraux manquait d'argent, et Grasset lui a fait un contrat. Je vous dit, ce n'était pas un besoin impérieux d'écrire mais d'avoir de la galette." (entretien de 1975 publié par la revue Histoires Littéraires n° 35, juillet-août-septembre 2008).

Tout un pan de sa vie s'éclaire alors, à commencer par ses voyages qui n'étaient rien d'autre que des missions d'achat pour le compte de la galerie parisienne dont il avait suggéré l'ouverture à la famille Gallimard, dont il possédait des parts, et où Clara faisait fonction de directrice. Un article relatif à une telle mission, le voyage de 1930 en Afghanistan et le trafic d'art du Gandhara, figure dans le n° 38 de la Revue André Malraux Review qui vient de paraïtre. A ce sujet, parler de "trésors de l'Afghanistan et du Pamir" (p. 45) est amusant : ils n'ont jamais mis les pieds au Pamir et l'art du Gandhara n'a rien à voir avec cette région, laquelle n'a été mentionnée que pour égarer des journalistes curieux.


Galanis

Mme Moatti écrit en note (11, p. 49) : "Il n'a pas parlé de tous ses contemporains, mais ceux qu'il a admirés et soutenus sont aujourd'hui tenus, sans exception, pour de grands peintres". Nous sommes au regret de signaler au moins une exception : Dimitrios Galanis, qu'il a très admiré et soutenu, mais qui ne peut passer pour un grand peintre, et qui de plus semble un piètre dessinateur, comme le montre le "Portrait d'André Malraux, vers 1928" qui est reproduit dans ce catalogue, p. 79.

En effet, de deux choses l'une : ou bien il s'agit d'un portrait de Malraux, et dans ce cas n'importe quel rapin de la Place du Tertre ferait plus ressemblant, ou bien il s'agit de quelqu'un d'autre. On penserait plutôt à Jean Paulhan à cause des cheveux, lisses et tirés vers l'arrière, alors que Malraux a toujours porté une raie à droite et une mèche sur le haut du front gauche - Mmes Claire Paulhan et sa mère ne croient cependant pas qu'il s'agit de lui : à l'époque il aurait porté une petite moustache. Et vous, qu'en pensez-vous ? (voir côte à côte ce portrait dessiné et une photo de la même époque (1930) tirée du même catalogue p. 126 - une photo p. 174 réunit Paulhan et Malraux mais en 1963).

A noter également que, selon la thèse de doctorat (1982) du professeur Mavrommatis portant sur Demetrius Galanis, celui-ci est né en 1879 et mort en 1966, et non 1882-1965 comme mentionné ici p. 78. Voir aussi Galanis sur ce site.


L'art non occidental

Après les artistes du XXème siècle ayant eu à commercer de près ou de loin avec André Malraux, s'ouvre une section "Art non occidental" dont on ne voit pas son rapport avec la modernité puisqu'il s'agit pour l'essentiel d'archéologie. Les pages portant sur l'art khmer et l'art du Gandhara, lesquels ont été très convoités par André Malraux comme on sait, sont extraordinaires : leurs rapports avec le grand homme sont totalement passés sous silence, escamotés.

Le chapitre "Angkor-Cambodge" (pp. 128-129) montre une photo du Temple du Bayon par Émile Gsell, avec un texte sur le photographe (1838-1879) et un autre sur le Bayon. Pas un mot sur Banteay Srei ! Le Musée Guimet possède pourtant des pièces splendides originaires de ce temple, et l'exposition de photos prises avant et après l'anastylose des années trente aurait permis de comprendre dans quel état il était et ce qu'il est redevenu.

Comme déjà dit, même escamotage de la "Collection Malraux" et de son origine au chapitre "Pakistan-Afghanistan" (pp. 142-143). Pierre Cambon, qui a écrit les textes d'accompagnement, s'est contenté de donner une description de l'art du Gandhara et de recopier sans commentaire le texte sur l'art "gothico-bouddhique" paru dans la NRF en 1931 pour accompagner l'exposition de la galerie du même nom.

La tête de gauche, page 143, dite "de bouddha" mais qui n'en est manifestement pas une, a fait partie de la "Collection Malraux". Elle vient d'être achetée (2007) à Florence Malraux par le Musée Guimet avec l'aide de la Société des Amis du Musée (voir http://mapage.noos.fr/amis.de.guimet/pages/acquisitions/index.html).

Gilles Béguin, conservateur général du Patrimoine, qui fut pendant vingt-trois ans conservateur au Musée Guimet, et qui dirige depuis 1994 le musée Cernuschi des Arts de l'Asie de la Ville de Paris (il part en retraite cette année), sauve l'honneur dans son article "Malraux et les arts asiatiques" en écrivant tout de même (p. 127) :

Au-delà de la rocambolesque affaire cambodgienne qui s'acheva par le procès de Saïgon, en 1924, et des opérations commerciales de la Galerie de la NRF qu'il convient de replacer dans le contexte de l'époque, André Malraux conserva toute sa vie de bonnes relations avec le milieu orientaliste.

Par "contexte de l'époque" il faut comprendre l'intérêt limité à Paris pour la patrimoine afghan, et les "bonnes relations avec le milieu orientaliste" s'expliquent d'abord par les pouvoirs, littéraire, éditorial et politique, détenus par Malraux au fil des années, propres à rendre circonspect tout fonctionnaire.

© Jacques Haussy, mars 2011



Dans l'article de la RAMR n° 38 dont il est question à l'article Kessel, la note 23 a disparu, ce qui a privé le lecteur du commentaire du Conservateur en chef du Musée Guimet, Pierre Cambon, et a décalé les notes suivantes. Voici cette note 23 :

23. à l'adresse http://mapage.noos.fr/amis.de.guimet/pages/acquisitions/tete_bouddhique.html