Admirateurs
DICTIONNAIRE ÉGOÏSTE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE, de Charles DANTZIG, Grasset, 2005
En
2005 est paru avec grand succès un Dictionnaire égoïste de la
littérature française de 970 pages (Grasset), dans lequel
Charles Dantzig passe en revue en toute subjectivité la littérature
française. Hélas, il le fait avec un aplomb, une prétention et un
pédantisme d'autant plus déplacés que ses dires sont douteux et
discutables.
Par
exemple, il croit affranchi et raffiné de donner la prononciation
d'un nom turc (p. 474) :
Istanbul dispose d'un marché aux livres près de la mosquée de Beyazit, disons plutôt de l'université; quoique, au Sahaflar Carsisi (sahaflar carcheuzeu), on trouve de moins en moins de livres et de plus en plus d'objets-souvenirs...
Il
n'est que prétentieux et grotesque : Carsisi, qui s'écrit Çarşısı
dans la graphie turque, se prononce en réalité Tcharcheuzeu.
Cet
exemple est sans doute anecdotique. Examinons un paragraphe (p. 796)
du chapitre (5 pages) consacré à Louis, duc de Saint-Simon :
Un humoriste du XXe siècle, Cami, a écrit un livre intitulé Le Voyage inouï de Monsieur Rikiki. C'est exactement les Mémoires de Saint-Simon. Versailles est quelque chose d'inouï, une luciole sur la courbure du globe qui réussit à s'en faire admirer, sauf de Saint-Simon. Mesquin, rancunier, jaloux, ragotant, indiscret, bavard, protocolaire et vétilleux, il rapetisse à peu près tout ce qu'il voit, trait commun à ceux qui prétendent avoir connu les dessous. Ils les ont vus, c'est un fait, mais connus? Saint-Simon n'a jamais reçu le moindre poste important de Louis XIV, qui n'a pas dû lui parler dix fois dans sa vie (on pourrait en faire le décompte d'après les Mémoires). On ne peut pas se fier à lui pour avoir un portrait exact de la cour. Il décrit ce qu'il n'a pas vu, parle sans savoir, sans même se rendre compte qu'on pourrait s'en rendre compte. Lorsqu'il relate le mariage du vidame de Chartres, il rapporte en détail une entrevue entre Louis XIV, Monsieur et la Palatine, avec non seulement ce qu'ils se sont dit, mais encore les mines qu'ils ont prises. Or, il ne s'y trouvait pas. Le roi lui en aurait-il fait le rapport? Son frère? Sa belle-sœur? Saint-Simon arrachait des ragots aux domestiques. (Il l'avoue à propos de la mort de Monsieur.) Il a la passion de la petitesse en croyant avoir celle de la grandeur.
Saint-Simon
"n'a jamais reçu le moindre poste important de Louis XIV" ?
Dantzig
oublie que Saint-Simon et Louis XIV n'étaient pas de la même
génération : quand Louis de Saint-Simon a été présenté à la
cour par son père en 1691 à l'âge de 16 ans, le Roi en avait 53,
et il est mort en 1715, à 77 ans. De plus, il n'était pas habituel
pour Louis XIV de faire occuper "un poste important" à un
duc et pair de France.
Saint-Simon
n'a pas connu la cour ?
Après
son temps "au service" (c'est-à-dire à l'armée) pendant
10 ans jusqu'en 1702, il a bien été présent à la cour. Il a même
bénéficié, privilège rare, d'un logement à Versailles dès 1710
à l'âge de 35 ans, jusqu'à la mort du Régent en 1723.
Il
raconte des entretiens auxquels il n'assistait pas et sollicite des
ragots de domestiques ?
Cette
histoire du "Mariage de M. le duc de Chartres" (et non du
"vidame de Chartres" : Dantzig confond comiquement
Saint-Simon, qui porta le titre de "Vidame de Chartres", et
le fils de Monsieur, frère du Roi !) est passionnante et figure
dans les Mémoires dès le Chapitre II. Elle n'est en rien le
produit de ragots recueillis auprès de domestiques : Louis était
dans son enfance le compagnon de jeux de Philippe, duc de Chartres,
futur duc d'Orléans et futur Régent. Il avait 17 ans au moment où
a été conclu ce mariage du fils de Monsieur avec Mlle de Blois,
seconde fille bâtarde du Roi et de Mme de Montespan. Il était
encore très proche de M. de Chartres et a connu de première main
tous les détails de cet épisode historique.
Quant
au récit de la mort de Monsieur, on ne voit pas pourquoi Saint-Simon
aurait eu besoin d'arracher des ragots aux domestiques : celui-ci est
"tombé en apoplexie sur M. le duc de Chartres" au cours du
souper ("vers l'entremets") du mercredi 8 juin 1701 à
Saint-Cloud, et n'a pas repris connaissance, hormis "un rayon
d'un instant", avant de s'éteindre vers midi le lendemain. Tout
l'épisode s'est déroulé en public.
De
plus, eût-il été infamant de recueillir le témoignage d'un
domestique ?
Si quelqu'un "a la passion de la petitesse", c'est bien Dantzig lui-même dans son appréciation sur Saint-Simon.
André
Malraux
Charles
Dantzig consacre un long chapitre (5 pages) à André Malraux, plus
un chapitre particulier (3 pages) aux Antimémoires. Qu'en
retenir ?
La
même pratique de l'à-peu-près est à l'œuvre s'agissant des faits
et gestes du héros national. Par exemple, s'il est bien vrai que
Malraux n'est en rien dans la réalité un "homme d'action"
les arguments utilisés ne sont pas justes.
On me dit : « Malraux, homme d'action.» Je répondrai: «Malraux, combien d'actions ?» Tourisme en Indochine (1924-1925). Six mois dans l'escadrille Espaňa (1936-1937). Dix mois de résistance (1944-1945). Le reste, des discours et des livres. C'est très peu par rapport à un authentique homme d'action.
En
fait, en Indochine il n'a pas été un touriste. Sa tentative de vol
sur un temple khmer n'a pas été une partie de plaisir, et pendant
l'année 1925 passée à Saigon il a été exemplaire et a travaillé
à un journal critique des autorités coloniales (et non
"anticolonialiste" comme continue de le prétendre Jean
Lacouture dans Le Monde 2 du 7 mars 2009 - Malraux n'a jamais
été un "anticolonialiste ardent", au contraire : il a bel
et bien été colonialiste à Saigon et même impérialiste avec le
RPF). En revanche, les épisodes "escadrille Espaňa"
(moins de trois mois au lieu de six) et "résistance" (4
mois au lieu de dix) relèvent plus de l'agitation à visée de
publicité personnelle que de l'activité utile.
On
pourrait ainsi multiplier les exemples d'approximations et d'erreurs.
Qu'en
est-il de l'analyse et de l'appréciation de l'œuvre ?
Dantzig
n'aime pas les romans de Malraux, lequel est "si peu fait pour
écrire des romans, se forçant à les faire, ce qui leur donne leur
air forcé". Mais là aussi l'argumentation est faible :
La Condition humaine est une politisation des romans de voyages à la mode dans les années 1930 : au lieu du Kama-sutra, Maurice Dekobra feuillette Lénine avec une jeune femme originaire des colonies.
Voilà
qui est désobligeant pour Dekobra qui, selon Frédéric
Saenen, a "un style pétillant, parfaitement filé. Un bonheur
où, sous les strass, se mêlent traits d’esprit perfides,
anglicismes fraîchement empruntés et sous-entendus grivois. Une
leçon d’épicurisme snob, au parfum délicieusement suranné."
C'est-à-dire l'exact opposé de Malraux.
Après
ce dénigrement arbitraire des romans, l'admiration tout aussi
infondée pour les oeuvres du grand homme va crescendo :
-
[Malraux] est parfois hasardeux, on le constate dans Lazare
et
dans L'Homme
précaire et la littérature...
-
Malgré des généralisations hasardeuses, Malraux conçoit des idées
générales plus intéressantes qu'il n'en émane de trois
générations de spécialistes. En particulier dans Les
Voix du silence...
-
Ses Oraisons
funèbres forment
un livre remarquable...
-
Les Chênes qu'on abat... est
un de ses meilleurs livres...
Jusqu'à
l'acmé de l'appréciation des Antimémoires
: "un
chef-d'oeuvre".
Notons
l'attaque démagogique contre les historiens d'art "si souvent
doués pour la banalité en parler cuistre". Comme s'il ignorait
que l'Histoire de l'art du grand critique de Malraux E.H.
Gombrich, publiée en 1950, est l'un des traités d'histoire de l'art
les plus édités et les plus traduits, et que cet ouvrage est
également considéré comme l'un des plus accessibles. Et comme si
son héros Malraux n'était pas un adepte de l'accumulation cuistre,
à but pédant et décoratif, de noms d'artistes, d'oeuvres et de
sites.
Charles Dantzig a l'avantage de bénéficier de la connivence de l'ensemble de la critique littéraire. Il dispose en effet d'une position éminente chez l'éditeur Grasset, plus quelques tribunes dans les médias. Le béotien circonvenu par les éloges universels s'engage confiant dans la lecture de ce pseudo-"dictionnaire de la littérature française" ( il y manque rien moins que, par exemple, une entrée pour Raymond Queneau !) Il doit alors démêler les erreurs, approximations et pédantismes hors de propos rencontrés au long du millier de pages de son ouvrage.
Kolay gelsin ! (Expression turque équivalant à "Bon courage !" Littéralement : "Que cela te soit facile !").
© Jacques Haussy, décembre 2009
J'avais
à peine terminé d'insérer sur le site le texte ci-dessus que je
rencontrais au cours d'une navigation un article de Pierre Assouline
relatif à ce livre sur son blog du 10 septembre 2005. Un dithyrambe
bien entendu : "Ça pourrait faire mille pages de plus, on en
redemanderait". Un commentateur
signale que Dantzig a été épinglé par Guy Debord. En effet, non
pas dans Panégyrique
comme il le
dit, mais dans "Cette
mauvaise réputation...",
aux pages 97 à 103, en Folio. A lire. Petit extrait ci-dessous.
Debord commente un article paru dans L'Idiot
international
de décembre
1992 (rappelons le sens du mot "maspérisation" inventé
par Debord : "Du patronyme de François Maspero.
Falsification du sens basée sur l’utilisation d’extraits d’un
texte pour lui donner une signification différente de son sens
original") :
Voyons donc encore Dantzig. Cette tête de mort veut se donner l'air d'être un expert dans la littérature et l'édition, il tranche du connaisseur : «Après le simili-marxiste de La Société du spectacle, il dit dans les Commentaires (il se commente soi-même, c'est dire s'il est important) : "Je vais écrire d'une façon nouvelle." Ce n'est pas une phrase d'écrivain. » Je ne me commente pas moi-même. Ces Commentaires ne sont pas sur mon livre de 1967. Qui sait lire voit tout de suite qu'ils sont sur l'évolution de la société du spectacle elle-même, en 1988.Je ne suis pas «un écrivain», je n'ai rien respecté des valeurs de cet art. J'ai laissé de telles ambitions à des Dantzig. Et le même Dantzig va encore maspériser pour un coup de plus. J'ai dit : « Le malheur des temps m'obligera donc à écrire, encore une fois, d'une façon nouvelle» : car en effet c'est plusieurs fois que je l'avais déjà fait, moi.
décembre 2009
Le
Magazine Littéraire consacre son numéro de janvier 2012 à
Saint-Simon. Il a eu le bon goût et la sagesse de ne pas faire appel
à l'un de ses chroniqueurs, Charles Dantzig. Selon cet ignorant
prétentieux, Saint-Simon était mal considéré par Louis XIV et il
n'a pas connu la Cour. Les preuves du contraire abondent. Celle-ci
par exemple : privilège rare, il a été invité à Marly
régulièrement à partir de 1695, à l'âge de 20 ans, jusqu'en
1702, date à laquelle sa démission de l'armée lui valut une
semi-disgrâce, effacée dès 1704 - il y aura d'autres
fâcheries. Or, les courtisans étaient très empressés pour être
sur la liste de ceux qui accompagneraient le Roi quand il allait
séjourner à Marly, car il y avait 50 élus pour 1000 appelés.
Pourtant le château était fort inconfortable, très mal
chauffé notamment : il est arrivé que l'eau et le vin gèlent
à la table du Roi. Ce qui n'a pas empêché un courtisan de dire,
comble de courtisanerie, alors qu'il était trempé : "A
Marly, la pluie ne mouille point" (Mémoires de
Saint-Simon, année 1705).
janvier
2012