Lebovics

Herman LEBOVICS, Mona Lisa’s Escort, Cornell University Press, 1999




Nous sommes intelligents, mais quand le ministre de la C... accorde à l'Amérique les faveurs de la Joconde - ce grand chef-d’œuvre de la peinture française - et prononce à cette occasion des propos que désavouerait Bourvil, et qui eussent suffi à couler n'importe quel politicien il y a quelques années, il continue à passer pour un grand esprit.  Jean-François Revel (France Observateur, 1963).



Lebovics - Mona Lisa Ce livre attire. Par la qualité de son édition – habituelle aux ouvrages américains – sa jaquette étonnante, et son titre, qui signifierait en français Le Gigolo de la Joconde, titre amusant inspiré par le Ministre Malraux accompagnant Mona Lisa à la National Gallery de Washington D.C., puis au Metropolitan Museum de New-York, en janvier-février 1963. Son auteur est un universitaire américain (1935-.) qui se pose la question : « Comment peut-on être Français ? », à l’instar des français qui au début du XVIIIème siècle s’interrogeaient devant le Rica de Montesquieu : « Comment peut-on être Persan ? ». Sujet passionnant sur lequel on a hâte de lire ce que M. Lebovics a de plus intéressant à dire sur le « capital culturel » des français que Pierre Bourdieu dans La Distinction. Cependant, dès l’introduction (p. 6 : « Themes »), des doutes surviennent quant à la possibilité pour l’auteur d’apporter du neuf dans l’analyse de la culture française et l’action de l’état dans ce domaine :

- D’abord il s’appuie sur Malraux, le personnage et son bilan au Ministère des Affaires culturelles. Or, publié en 1999 il a donc méconnu les avancées considérables que la biographie d’Olivier Todd a fait faire en 2001 à la connaissance du ministre. Par exemple, il le qualifiera tout le long du livre (p. 50 par ex.) de « Resistance hero », alors que Todd a établi « Je pèse mes mots, il n’y a pas eu de résistance de Malraux » (voir TH Todd 3). De plus, et bien que les études de Geoffrey T. Harris (non mentionnées et probablement inconnues) datent de 1990, dire que « André Malraux had three early and deep involments with the colonial world : his temple-plundering adventure, his anticolonial journalism (sic) in Indochina and his novels set in China and Indochina » (p. 7), quelle plaisanterie ! « ... le colonialisme franchement impérialiste, bien que réformiste, de l'engagement indochinois... » (Geoffrey T. Harris).

- Ensuite il prétend qu’il y a eu « state’s efforts in the 1960s to prop up the faltering culture » (p. 6). C’est possible. Mais « une culture périclitante » en France ? Il y a toujours eu des français masochistes adeptes du Déclinisme.

- Enfin, l’auteur insiste sur le déclin français et pense que Malraux a fait ce qu’il a pu pour tenter de retrouver l’éclat et le « cultural leadership » supposé de son pays.

Soit. Mais on voit que les bonnes dispositions initiales sont vite découragées par des intentions et des parti pris douteux.


Des erreurs ou des propos contestables

De plus des erreurs ou propos contestables apparaissent rapidement :

- « Trois Glorieux decades » (p. 4) s’appelle « Les Trente Glorieuses » en français ;

- Pendant l’exposition de Mona Lisa à la National Gallery, M. Amintore Fanfani, premier ministre italien en visite à Washington ironise sur le caractère « français » du chef d’œuvre et de son auteur, ce qui est de bon aloi (pp. 20-22). M. Lebovics juge que « Fanfani was just voicing a (defeated) retroactive nationalism ». De plus il compare mal à propos la situation de Léonard en France avec celle de Picasso, « the Catalonian artist working in France » (p. 80). Né et élevé jusque vers l’âge de 10 ans à Malaga, Picasso était donc andalou et non catalan. Après quelques années en Galice, puis à Barcelone, il est arrivé en France à l’âge de 20 ans environ, y a vécu jusqu’à mort en 1973, à Mougins, à 91 ans 1/2, et il y a produit l’ensemble de son œuvre. Léonard, lui, a passé les seules 3 dernières années de sa vie au Clos Lucé à Amboise. Sinon il a vécu dans ce qui est aujourd’hui l’Italie et il y a produit l’ensemble de son œuvre (dont La Joconde) ;

- A l’entrée du chapitre 2 « Once and Future Trustees of Western Civilization » p. 27, une qualification de François 1er est digne du Bêtisier : « King François 1er, the great military campaigner in Italy... » En effet, si le nom de Marignan et la date de 1515 sont connus de tous les français comme un grand exploit militaire, la défaite de Pavie, 10 ans plus tard, a été une catastrophe considérable et une des pires humiliations subies par la France - comparable dans la honte à la retraite de Russie, par exemple - car le Roi a été capturé et emmené en Espagne par son vainqueur Charles Quint pour y être prisonnier pendant près d’une année ! Et la suite a été tout aussi lamentable puisque pour rentrer en France il a dû donner en otage ses deux fils aînés dont le Dauphin… ;

- Le Mirabeau dont il est question p. 44 et n. 46 n’est pas le révolutionnaire ci-devant Comte Honoré-Gabriel, mais son père, le Marquis Victor Riqueti de Mirabeau (voir Div Mirabeau 2). Au passage, page 47, « Martiniquais » et non « Martiniqué », même en créole ;

- Le chapitre 3 « The Making of the Dandy-Übermensch » p. 50, est celui des données biographiques sur le héros, celui donc pour lequel la méconnaissance des travaux d’Olivier Todd est dommageable. Il serait pourtant capital au moins de signaler le tropisme marchand d’art et trafiquant de Malraux, puisqu’il s’agit d’observer son action dans le domaine de l’art et que ce fut son activité principale jusqu’au milieu des années 30, comme peuvent en témoigner de nombreux musées des États-Unis auxquels il (ou sa galerie) a vendu des objets du Gandhara ;

- La navigation de Phnom Penh à Angkor (Siem Reap) s’effectue sur le Tonlé Sap, et non le Mékong (p. 54). De plus Banteay Srei n’est pas à plus de 25 km d’Angkor (et non 45) ;….


Trop d’erreurs, trop de corrections à apporter. N’ayant pas un goût particulier pour la relecture-révision d’édition, on en restera là (malgré, entre autres, de mirifiques « military hero of the left and of the Resistance » p. 49 et « several-times-wounded military hero of the left » p. 64), et on conclura comme on a commencé, par une citation de Jean-François Revel (Le Figaro littéraire, 1965) :

... il ne reste plus grand chose de notre "passion de l'art" lorsqu'on en a ôté d'une part notre passion des bonnes affaires et d'autre part notre passion des grandes phrases.



© Jacques Haussy, août 2020