LES FRÈRES SÉPARÉS (1) de Maurizio SERRA, La Table Ronde, 2008, la petite vermillon 2011.



D'emblée il faut dire combien ce livre de Maurizio Serra sur Drieu, Aragon et Malraux, "frères séparés", est de lecture plaisante et fructueuse. L'auteur, par sa vaste culture italienne et française, apporte en effet un point de vue original et surtout dépourvu de l'a priori hexagonal habituel, révérencieux et circonspect. Sa connaissance de Gabriele D'Annunzio par exemple permet de faire comprendre en quoi le parallèle avec André Malraux est pertinent. D'être étranger à la paroisse (sur cette histoire de "paroissien" de Simon Leys, voir Cr Vizinczey et TH Cate/Enthoven) le délivre des inhibitions usuelles chez un français et l'autorise à écrire, par exemple, à propos des Écrits sur l'art et des confrères commentateurs ou critiques : "En relisant les recensions et les articles de l'époque, on perçoit le dilemme de leurs auteurs envisageant (c'est humain) les perspectives de carrière susceptibles de s'ouvrir ou de se refermer selon les termes utilisés. Ils furent donc globalement élogieux" (p. 282). On ne résiste pas au plaisir de relever quelques unes des impertinences de l'auteur à l'égard de notre grand homme national, seul retenu ici, faute de connaître suffisamment ses "frères" :

... chez Malraux tout est anti-biographique (de ce qui concerne l'homme) et hyper-biographique quand il s'agit du personnage, sans cesse à l'honneur (p. 42).

Malraux devint le metteur en scène et l'orateur officiel de somptueuses cérémonies en l'honneur de défunts illustres, de Braque à Le Corbusier ; le martèlement de son verbe laminant son sens du ridicule, le farfelu de vingt ans se transforma en Bossuet du régime (p. 279).

Dans les années cinquante et soixante, il consacra son énergie créatrice inemployée à des livres d'art, somptueusement illustrés [...] Les volumes se vendaient bien, faisaient de l'effet dans les salles d'attente des médecins, dentistes ou avocats et furent diffusés partout (p. 281).

L'opération [Antimémoires] était intelligente, la facture habile, le résultat parfois émouvant, mais la culture y était brassée et malaxée à coups de grandes envolées le plus souvent sans queue ni tête (p. 285)...


Cette impression générale favorable se double toutefois de nombreuses réserves sur les détails. Voici quelques exemples de ces critiques :

- Dès l'introduction (p. 31) titrée "Fils de personne", et à plusieurs reprises ensuite (pp. 43...), l'auteur attribue certains traits de la personnalité d'André Malraux à "l'absence ou la fragilité de la figure paternelle". Fernand Malraux a-t-il été si évanescent dans la vie de son fils ? Certainement pas ! Au contraire, il a été un modèle, une figure mythique pour lui jusqu'à un âge avancé : son tropisme "tankiste" n'a pas d'autre origine. De plus Fernand Malraux a toujours répondu aux sollicitations matérielles d'un fils aux besoins d'argent considérables. Au point que, selon certains, le suicide de décembre 1930 aurait eu pour origine des indélicatesses à l'égard des biens de sa belle-sœur, au bénéfice de son fils. Rappelons qu'en 1929 et 1930 André et Clara ont eu à financer de longs voyages fort coûteux.

- "Les désastres financiers de leurs familles n'ont pas empêché les trois jeunes gens d'étudier dans les institutions les plus huppées : ... le lycée Condorcet (André)" (p. 45). André Malraux n'ayant pas été admis au concours d'entrée de 1918 du lycée Condorcet n'y a jamais été élève. Il a cependant fait plus "huppé" encore : les cours semi-particuliers de Mademoiselle Paulette Thouvenin ! (voir photo entre les pages 96-97 de la biographie par Robert Payne).

- "... l'homme de sa vie (à elle, pas à lui) ..." (p. 47). Rien ne permet de penser que Clara et André n'aient pas été autant amoureux l'un que l'autre, ni qu'André n'ait pas été très affecté par leur séparation. De plus la vie de Clara n'a pas cessé avec la rupture, et de loin ! (voir TH Clara M. 3).

- "Josette Clotis... brave fille terre à terre et naïve..." (p. 47). Josette Clotis passe au contraire pour avoir été très calculatrice, et d'avoir séduit d'abondance dans les milieux littéraires sur la base d'une liste préalable.

Plus loin (p. 227) le portrait de Josette est plus conforme aux témoignages : "Elle était ... à l'opposé de Clara : belle, solaire, très féminine, elle avait des goûts de petite bourgeoise et se souciait peu de culture..." Mais aussitôt, une allégation fait tiquer : "Leur passion fut incontestablement fulgurante, au moins sur le plan physique..." Fulgurante vraiment ? Alors qu'elle raconte comment elle a dû quasiment le forcer ?

D'ailleurs, le "André, un caractère résolument et obstinément viril" (p. 81) laisse perplexe : dans le couple Clara-André qui était viril, qui était féminin ?


La liste des approximations, voire des erreurs, pourrait être beaucoup allongée. Ajoutons seulement que, malgré la prévention affirmée à l'égard des "embellissements pathétiques" du héros (pp. 47, 276, 284...), M. Serra tombe souvent dans le panneau de la légende, et le qualifie volontiers de "révolutionnaire" (pp. 150, 259) ou d' "aventurier" (pp. 48, 279). Il en vient même à écrire cette fable sublime : "Malraux a renvoyé l'homme d'action dans l'ombre du panégyriste des gloires nationales. Sur les cendres de l'aventurier, du révolutionnaire, du commandant résistant s'élève l'homme d'État..." (p. 259). Quasiment du Galante ! (voir TH Galante).


"Puis les drames s'enchaînèrent avec la capture du partisan Malraux qui réussit à échapper à la torture et au peloton d'exécution." Cette mention sibylline occulte un épisode passionnant qui fait l'objet d'un complément par ailleurs (cf. TH Serra 2).


© Jacques Haussy, juin 2011