MALRAUX, de Sophie DOUDET, folio, 2016


Daniel FIÉVET – Le temps d’un bivouac : SUR LES PAS D’ANDRÉ MALRAUX, avec Sophie DOUDET, France inter, 22 août 2018
https://www.franceinter.fr/emissions/le-temps-d-un-bivouac/le-temps-d-un-bivouac-22-aout-2018-0


Un couple à Guimet


Dans le film
de 1960 Un Couple de Jean-Pierre Mocky, les comédiens Juliette Mayniel et Jean Kosta
sont au musée Guimet devant le célèbre fronton de Banteay Srei en grès rose représentant
une scène du Mahâbrata "Sunda et Apasunda se disputant l'apsara Tilottamâ".
Entre eux on aperçoit une main de femme. Elle tapote la pièce et dit « C’est du toc ».
Son compagnon répond « Non c’est du stuc » (les dialogues sont de Raymond Queneau).


Une nuit de l’été dernier, la rediffusion d’une émission de radio consacrée aux voyageurs célèbres met en éveil : il est question de Malraux. Stupeur ! L’invitée, pourtant universitaire et auteur d’un livre récent sur Malraux paru chez l’éditeur d’Olivier Todd, parle comme si rien n’avait été publié depuis Jean Lacouture en 1973. Comme si Todd, dans sa biographie et un chapitre au titre explicite « Voyageur marchand » (pp. 121 à 129), n’avait pas montré que les voyages d’André Malraux, surtout de 1929 à 1934, étaient ceux d’un acheteur pour le compte d’une « Galerie de la Pléiade » à Paris, dans laquelle il détenait d’ailleurs une petite partie du capital (2% - près de la moitié des parts sont la propriété de la famille Gallimard). En ignorant l’activité triviale du trafiquant, Mme Doudet peut alors se livrer à des explications philosophiques et éthérées :
« Le voyage [chez lui] est une sorte d’évasion […] une évasion qu’on pourrait appeler existentielle, voire métaphysique, tromper l’ennui de l’existence ».
Et lorsqu’elle écrit (p. 219)
la permanence des préoccupations esthétiques de Malraux depuis sa jeunesse et son désir de parcourir le monde pour contempler les œuvres d'art de tout pays soulignent la cohérence du parcours intellectuel du romancier devenu essayiste. »
il suffit de remplacer « préoccupations esthétiques » par « préoccupations commerciales » pour faire apparaître le vrai Malraux.
Elle a par ailleurs à l’égard des turpitudes de son grand homme des complaisances indignes. L’affaire de Banteay Srei et la condamnation pour vol de pierres sculptées arrachées au temple est selon elle (et les Malraux) une injustice, bien entendu. Ils seraient des victimes du colonialisme, et même, argument inattendu et tout à fait nouveau, de l’antisémitisme – « Clara est juive » et « l’antisémitisme est très fort à l’époque » ! Et puis, une observation (fausse) qui autorise tous les vols et trafics : on sait bien que dans tous les musées du Paris d’aujourd’hui, à la section Égypte du Louvre, à Guimet... on voit des quantités d’œuvres qui ont été pillées !
A signaler qu’il n’est nul besoin de se rendre au Cambodge pour goûter l’art de Banteay Srei : il suffit d’aller admirer au musée Guimet un splendide fronton du temple - offert à l’EFEO en 1936 en remerciement de l’anastylose effectuée au début des années 30 - livré à la contemplation, notamment de Jean-Pierre Mocky, de ses comédiens et de ses spectateurs (voir ci-dessus) : http://www.guimet.fr/collections/asie-du-sud-est/fronton/
L’émission se devait aussi de nous éclairer (comiquement) sur le premier voyage du héros : on sait qu’adolescent il habite Bondy, mais
il va s'installer à Paris et déjà c’est le premier voyage, passer de la province à Paris (sic), arpenter la ville, découvrir des musées, voyager par procuration dans des musées comme par exemple le musée du Trocadéro.

Sophie Doudet
Mais Sophie Doudet ? Eh bien, voilà encore une groupie de première grandeur. Elle a eu le coup de foudre à l’âge de cinq ans – Alix de Saint-André, autre groupie, est battue à plate couture car elle n’a eu la révélation qu’à 14 ans (voir Ad Saint-André). Le héros de la petite Doudet avait 75 ans. Il était à la télé. Il lui est même apparu « avec sa mèche noire collée sur le front » (p. 11), alors qu’à cet âge il avait le front quasiment chauve….
La groupie n’oublie pourtant pas quelques infamies de son idole (pp. 14-15) :
Mythomanie et mensonges... les mots sont enfin lâchés et ils ouvrent les vannes de la litanie des reproches que tout lecteur de Malraux est sommé d'affronter s'il veut ensuite découvrir autre chose. Il y a donc eu le vol des statues en Asie, le compagnonnage trop orthodoxe avec le parti communiste puis sa trahison avec le passage au gaullisme, l'entrée trop tardive dans la Résistance, les silences sur la guerre d'Algérie et les censures du ministre des Affaires culturelles, l'embourgeoisement du révolté et finalement cette photo d'un Malraux, échevelé, égaré au milieu des vociférations, en première ligne de la manifestation en faveur du Général en mai 1968...
Certes, nombre de bassesses de son grand homme lui restent inconnues (par exemple, le trafic d’objets archéologiques du Gandhara, la protection de la Kommandantur, l’accaparement des milliards de la Résistance, les atteintes au patrimoine et au paysage urbain… la liste est beaucoup plus longue). Mais elle lui pardonne tout. C’est l’aveuglement du zélote.
Dans son livre Madame Doudet reproduit avec complaisance les indications biographiques fournies par le grand homme lui-même. Indications que l’on sait fantaisistes. Par exemple, dans les Antimémoires la première phrase est « Je me suis évadé, en 1940, avec le futur aumônier du Vercors », l’abbé Magnet. En réalité, il est parti avec son demi-frère Roland à pied de Collemiers à Sens (environ 7 km, dans les chaussures trop petites que vient de lui apporter Roland), pour prendre le train jusqu’à Hyères, via Bourges et Montluçon (Todd, p. 305). Pour Mme Doudet, bien entendu « Il s’échappe avec l’abbé Magnet... » (p. 181). Et ainsi de suite…
Commenter et réfuter chaque phrase serait fastidieux et ne présenterait pas d’intérêt. Lisez plutôt une vraie biographie d’André Malraux.

*
Encore un livre que c’était pas la peine...


© Jacques Haussy, octobre 2018


André Malraux, « prisonnier » des allemands en 1940, était très fier de s’être « évadé » - « avec panache » ajoute Olivier Todd dans son Camus – de la ferme de Collemiers (Yonne) où il travaillait. Au point de s’en vanter dès la première phrase des Antimémoires.

Bernard Blier était prisonnier lui aussi, détenu dans un stalag en Allemagne. Il s'est évadé et racontait : « Évadé c’est un bien grand mot. Disons que j’ai réussi à me tirer. » (Film de Christophe Duchiron Bernard Blier façon puzzle).


janvier 2021