NOS VINGT ANS, de Clara MALRAUX, Grasset, 1966, Les Cahiers Rouges, 1992

 
 

Les souvenirs de Clara Malraux ont été publiés de 1963 à 1979 en six tomes, sous le titre général Le bruit de nos pas. Ils ont fait l'objet ici de chroniques plus ou moins détaillées (voir Clara M., Clara M. 2, et Clara M. 3). Nos vingt ans est le deuxième de ces 6 tomes. Il a été lu rapidement avec les deux autres premiers tomes dans Clara M. 2. La lecture qui va en être faite ci-après portera non plus sur l'histoire et la relation des faits, mais plutôt sur l'attitude et la personnalité de Clara. En effet, il nous est apparu que, même si le récit de l'expédition à Banteay Srei, ses raisons et ses conséquences, est honnête, fondamental et indispensable, la personnalité qu'y dévoile Clara est décevante à plusieurs titres.

Aucun repentir

Déception d'abord devant l'absence totale de remords, ni même de compréhension, dont elle fait montre devant la gravité de leur brigandage et vandalisme. Elle connaît pourtant fort bien la portée de leur geste puisqu'elle écrit (p. 93) : "... j'allais oublier tout ce qui [...] se rattache à mes séjours en Indochine : acquisition illégale d’œuvres d'art - ah oui, il y eut aussi plus tard, ailleurs, l'acquisition, mettons peu légale, de statues gréco-bouddhiques...". Elle n'en juge pas moins cependant que (p. 191) "Le délit est véniel..." ; "... j'étais convaincue de notre non-culpabilité" (p. 228). Elle va même jusqu'à accuser (p. 210) "...l'absurde histoire que les autorités ont montée contre nous".

Tous des idiots

Déception ensuite devant les portraits dépréciateurs voire méprisants qu'elle fait de leur entourage. Le plus maltraité est sans conteste Louis Chevasson, l'ami d'enfance bondynois, pourtant un compagnon fidèle, dévoué et indéfectible. Elle ne le désigne que par l'épithète "L'Incolore", tandis qu'André lui-même l'appelle "un calicot" (?) (p. 68). Ainsi, au fil de l'ouvrage, est relevée l'ineptie de leur "ami" : "l'Incolore, une fois encore, n'émit aucune opinion" (p. 144) ; "des deux européens, l'un n'est que néant..." (p. 150) ; "Quant à l'Incolore, je crois - mais non, j'en suis sûre - qu'il dormit tout au long de la cérémonie [du procès]" (p. 214). Henri Parmentier lui-même, le savant archéologue "découvreur" de Banteay Srei, à l'origine de leur expédition, est déprécié de façon consternante : "Celui qui nous accompagnait regardait, insensible, des œuvres dont les proportions calmes sont peut-être la plus juste réponse que l'homme ait donnée aux questions qu'il se pose" (p 141), "Goloubev nous impressionna, et lui seul, dans le personnel de l’École française" (p. 142)... Deux personnes échappent néanmoins à l'indignité générale, Pascal Pia et Paul Monin. Le premier particulièrement, qui a droit à trois-quarts de page (p. 69), néanmoins sans excès de chaleur. Elle écrit par exemple "il pastichait avec une minutie efficace des poètes mineurs et charmants..." alors qu'il pouvait s'agir de rien moins que Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire, Jarry... comme dans La Quintessence satyrique du XXème siècle paru sans indication bibliographique en 1926. Ajoutons qu'elle aurait pu montrer un peu plus de reconnaissance pour Pascal Pia puisque son mari en ces années 20 a tiré l'essentiel de ses revenus de sa collaboration avec lui. Elle aurait pu mentionner par exemple que le livre extrait de Sade Le Bordel de Venise (elle écrit Le B. de Venise !) qu'elle oublie dans un hôtel de Strasbourg (p. 56) est le résultat de leur association éditoriale.

[Le vrai hommage à Paul Monin : "La part de notre collaborateur fut infiniment plus grande que la nôtre" figure au tome 3 des souvenirs Les Combats et les jeux (1969) ]

Signalons enfin l'orthographe approximative des noms de personnes. Dans la seule page 68 on relève Kahnweiller (au lieu de Kahnweiler), Élie Lascau (pour Lascaux), Jeanne Buché (Jeanne Bucher - celle-ci d'origine vosgienne, et non suisse)... Par ailleurs, le Goloubev mentionné ci-dessus (Victor, 1878-1945, membre de l'EFEO de 1920 à sa mort), s'écrit Goloubew.

Fiable ?

Le témoignage de Clara Malraux est capital. Néanmoins, à bien y regarder, il est parfois douteux. Quiconque a fait le trajet de Siem Reap ou Angkor à Banteay Srei, ou a regardé une photo satellite, sait qu'on ne rencontre aucune forêt vierge sur le parcours. Alors pourquoi cette "brousse, sa moiteur, sa touffeur, l’emmêlement verdâtre de ses branchages, de ses racines et de ses troncs spongieux" (p. 146), ces "coupe-coupe" (p. 150) ? D'autant que les accompagne un équipage nullement léger : "quatre chars bâchés, aux timons cornus, tirés par des buffles gris ... chacun pourvu de deux conducteurs vêtus de pagnes" (p. 146). En fait la description est celle du roman La Voie royale, dans lequel elle est outrancière et fausse. Élie Faure l'avait déjà relevé après avoir effectué la visite en 1931 : "... je suis allé à ce temple, une heure d'auto par des chemins affreux il est vrai ... s'il était Gascon, que ne dirait-on pas de lui à propos de son livre !"

Par ailleurs, Clara Malraux a décidé de reproduire son texte Le livre de comptes écrit en 1934-35, et paru dans La Nouvelle Revue Française du 1er juillet 1939. Seules les 9 premières pages, sur 16, ont été utilisées. Pourquoi l'avoir tronqué ? 

Elle ne cache pas des défauts d'André Malraux : sa "misogynie fondamentale" (pp. 17, 104, 107, 109), sa mythomanie (p. 187). Elle relève ses propos à caractère antisémite : "en tant que juive" (p. 17), "simplement habillée pour une juive" (p. 52), "soyez le plus juive" (p. 58), "lâche comme une juive" (p. 104). Mais elle ne mentionne aucune remarque de cette nature dans sa propre famille, pourtant violemment opposée à son compagnon. Un indice donne cependant à penser qu'il s'agit d'une omission volontaire. Lorsque, à son retour à Paris en 1924, elle rencontra sa belle-mère, celle-ci "déclara s'être trompée en s'opposant à notre mariage, ce que, d'ailleurs, elle n'avait fait que pour des raisons religieuses". Clara ajoute "raisons religieuses qui ne me semblaient point méprisables".

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Clara Malraux a eu le mérite immense d'éclairer des épisodes essentiels de la vie de son compagnon. Elle l'a fait avec courage et sincérité. Au risque de se montrer parfois antipathique.



© Jacques Haussy, mars 2014